Blog proposé par Jean-Louis Bec

dimanche 1 janvier 2017

Sebastiao Salgado: "De ma terre à la Terre"


Rubriques: psychologie du photographe; photographie analogique et numérique; photographie objective et subjective; portrait photographique; paysage.


Si on n’aime pas attendre, on ne peut pas être photographe. J’arrive un jour sur l’île Isabela, aux Galapagos, à côté d’un très beau volcan nommé Alcedo. C’était en 2004. Il y avait une tortue géante, énorme, (…). Chaque fois que je m’approchais d’elle, la tortue s’en allait. Elle ne marchait pas vite, mais je ne pouvais tout de même pas la prendre en photo. J’ai alors réfléchi. Je me suis dit : quand je photographie des humains, je ne débarque jamais dans un groupe incognito, je me fais chaque fois introduire. Ensuite je me présente aux personnes, je m’explique, je discute et, peu à peu, nous faisons connaissance. J’ai compris que, de la même façon, le seul moyen de parvenir à prendre cette tortue en photo était de faire connaissance avec elle; de me mettre à son diapason. Alors je me suis mis en tortue : je me suis mis accroupi et j’ai commencé à marcher à la même hauteur qu’elle, paumes et genoux à terre. A ce moment là, la tortue n’a plus fui. Et quand elle s’est arrêtée de marcher, j’ai fait un mouvement en arrière. Elle s’est avancée, j’ai reculé. J’ai attendu quelques instants, puis je me suis approché, un peu, doucement. La tortue a fait un pas de plus vers moi, j’en ai aussitôt fait quelques-uns en arrière. Elle est alors venue vers moi et s’est laissée regarder tranquillement. J’ai pu commencer à la photographier. L’approche de cette tortue m’a pris une journée entière. Toute une journée pour lui faire comprendre que je respectais son territoire.
J’ai réalisé quelques histoires photographiques qui racontent notre époque et les transformations de notre monde. Chaque fois, il m’a fallu plusieurs années pour y parvenir.  (…) Pour photographier, il faut la patience d’attendre  ce qui va se passer. Car quelque chose va se produire, nécessairement. Dans la majorité des cas, on n’a pas les moyens d’accélérer les évènements.
Avant « Genesis », je n’avais photographié qu’une seule espèce : les humains. Pour ce projet consacré à la nature préservée, au cours des huit années de voyage, il a fallu que j’apprenne à travailler avec les autres espèces. Dés le premier jour du premier reportage, grâce à la tortue, j’ai compris que, pour photographier un animal, il faut l’aimer, avoir du plaisir à regarder sa beauté, ses contours. Il faut le respecter, préserver son espace, son confort dans l’approche, la façon de le regarder et de le photographier. A partir de là, j’ai donc travaillé avec les autres animaux comme je travaille depuis toujours avec nous, les humains.

Sebastiao Salgado, "Genesis",  Galapagos, 2004.


Sebastiao Salgado, "Genesis", Galapagos, 2004.
(...)

Certains disent que je suis un photojournaliste. Ce n’est pas vrai. D’autres que je suis un militant. Ce n’est pas vrai non plus. La seule vérité, c’est que la photo est ma vie. Toutes mes photos correspondent à des moments que j’ai vécus intensément. Toutes ces images existent parce que la vie, ma vie, m’a poussé à les faire. Parce qu’il y avait une rage en moi qui m’a amené à cet endroit-là. Parfois, c’est une idéologie qui m’a guidé, parfois la curiosité ou bien mon envie de me trouver là. Ma photo n’est pas du tout objective. Comme tous les photographes, je photographie en fonction de moi-même. De ce qui me passe par la tête, de ce que je suis en train de vivre et de penser. Et j’assume.
Toutes mes photos on fini dans un journal, certes ; la presse est mon support premier, mon repère. Mais, pour moi, photographier, c’est beaucoup plus que de publier des images. Pour un journal, on travaille quatre, cinq jours, une semaine maximum sur un sujet, surtout aujourd’hui. Pour moi, mon travail n’est jamais fini. Ce qui m’intéresse, c’est de produire des récits photographiques découpés en différents reportages échelonnés sur plusieurs années. De travailler à fond une question sur cinq ou six ans, pas de papillonner d’un sujet à l’autre, d’un endroit à l’autre. Le seul moyen de raconter des histoires, c’est de retourner au même endroit à plusieurs reprises ; c’est dans cette dialectique que l’on évolue. Je procède ainsi depuis plus de quarante ans. Cela a donné une certaine cohérence à mon travail. Je la dois assurément aussi à mon équilibre émotionnel. Au fait d’avoir passé toute une vie avec la femme que j’aime ; grâce à tout ce que nous avons partagé ensemble et avec nos enfants. Aujourd’hui, quand je regarde en arrière, je trouve une harmonie entre ce que je suis, ce que je fais et d’où je viens. Mais bien sûr, à l’époque, je savais seulement que j’étais en train de vivre intensément.
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Pour prendre de bonnes photos, il faut ressentir beaucoup de plaisir. On ne peut passer au total cinq ans de sa vie en Afrique si on n’aime pas vraiment ce continent. Inutile de vous imposer de regarder des gens travailler si cela ne vous intéresse pas. Pour rester plusieurs mois dans une mine, il faut avoir une réelle motivation. Il faut aimer cela. Tous ceux qui vivent auprès d’un photographe le savent bien : la chose la plus rasoir au monde, c’est de le suivre. Il peut passer plusieurs heures d’affilée dans le même endroit, les yeux rivés dans son viseur. J’adore rester ainsi, des heures, à guetter, à cadrer, à travailler à fond la lumière. Tout se joue ensuite au labo. Il s’agit de restituer mes émotions dans un langage qui n’est pas réel, puisque le noir et blanc est une abstraction, à travers les gammes de gris au tirage. Jadis, j’avais ce plaisir, tout seul au labo.
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En se mettant en situation de totale intégration avec ce qui l’entoure, le photographe sait qu’il va assister à quelque chose d’inattendu. Quand il se fond dans le paysage, dans la situation, la construction de l’image finit par émerger devant ses yeux. Mais pour réussir à la voir, il doit faire partie du phénomène. Tous les éléments se mettent alors à jouer pour lui. A cet instant, quel émerveillement ! Cela me rappelle le travail que j’ai accompli pour un livre commandé par le comité d’entreprise de la SNCF. Je me trouvais à la gare d’Aurillac… (…). Un ami Antoine de Giaglis m’a dit : « Regarde, Sebastiao, toute la gare travaille avec ton appareil ». Et c’était vrai.  Chacun vaquait à son occupation, mais c’était comme si nous étions tous reliés et que nous formions un grand théâtre. Nous étions tous en train d’interpréter la même pièce, ensemble. La photo, c’est ça. A un moment, tous les éléments sont liés : les gens, le vent, l’arbre, le fond, la lumière.



Les cheminots, Commande de la SNCF, 1989.
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Les images rapportées, je ne les ai pas réussies tout seul. Il a fallu que les populations me les autorisent, me les offrent. Celles-ci l’ont fait parce que j’ai pris le temps de vivre avec elles. Le fait d’être venu seul a aussi été essentiel. L’être humain est un animal grégaire, alors quand il débarque seul quelque part, il se fait vite assimiler par ceux qui sont sur place. Quand j’avais froid, quand j’avais faim, quand ma famille me manquait, je le disais à mes hôtes. Je leur parlais de mon petit garçon qui grandissait loin de moi. Bref, j’ai partagé avec eux l’essentiel, tout comme ils ont partagé ces images avec moi. Ces photos, ils me les ont données et je les ai reçues. Elles sont chargées d’un véritable pouvoir pour moi. Quand je les regarde, elles évoquent mon isolement additionné au réconfort que m’ont apporté ces Indiens. Et quand je les ai montrées, elles ont quelques fois transmis cette puissance. Celle de la vie de ces gens et du temps que nous avons passé ensemble.


Sebastiao Salgado, indien d'Amazonie, Brésil

Sebastiao Salgado, indien d'Amazonie, Brésil.

 Sebastiao Salgado, etat du Mato Grosse, Brésil, 2005.
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J’ai effectué de  nombreux reportages sur des populations en difficulté et des réfugiés au cours de ma vie. Comme pour toutes mes histoires photographiques, je me suis, chaque fois, fait introduire auprès de personnes et de communautés par des institutions et organisations qui travaillent avec elles. J’ai pris le temps rencontrer les gens, de discuter avec eux. Je fais toujours face à ceux que je photographie dans leur environnement, dans leur action. Je ne leur demande jamais de poser, mais ils voient parfaitement que je les prends en photo et m’y autorisent tacitement. Aucune photo, à elle seule, ne peut changer quoi que ce soit à la pauvreté du monde. Cependant, additionnées à des textes, à des films et à toute l’action des organisations humanitaires et environnementales, mes images participent à un mouvement plus vaste de dénonciation de la violence, de l’exclusion ou de la problématique écologique. Ces moyens d’information contribuent à sensibiliser ceux qui les regardent sur la capacité que nous avons tous à changer la destinée de l’humanité.
Je ne suis pas originaire de la moitié nord du monde et je ne partage pas le sentiment de culpabilité de certains de mes confrères. Je ne photographie pas la pauvreté matérielle parce que je culpabilise, elle fait partie du monde dont je viens.(…)

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Sebastiao Salgado, zaïre, 1994.

Sebastiao Salgado, 


Sebastiao Salgado, zaïre, 1977.

Sebastiao Salgado, zaïre, 1977.

Comme je l’ai déjà évoqué, j’ai vu tellement de souffrance, de haine, de violence au cours des reportages pour « Exodes » que j’en suis sorti très ébranlé. Mais je ne regrette pas de les avoir menés. « Quand on est face à l’atrocité, c’est quoi une bonne photo ? », me demande-t-on parfois. Ma réponse tient en peu de mot : la photo est  mon langage. Le photographe est là pour fermer sa gueule, quelles que soient les situations, il est là pour voir et pour photographier. C’est par la photo que je travaille, que je m’exprime. C’est par là que je vis.
J’aime le Rwanda. J’ai tenu à photographier ses travailleurs et ses plantations ainsi que la beauté de ses parcs aussi bien que les atrocités qui y ont été perpétrées, justement parce que je l’aime. Et, dans cette période d’horreur, je l’ai photographié avec tout mon cœur. Je pensais que tout le mode devait savoir. Personne n’a le droit de se protéger des tragédies de son temps, parce que nous sommes tous responsables, d’une certaine manière, de ce qui se passe dans la société dans laquelle nous avons choisi de vivre. Cette société de consommation à laquelle nous participons tous, nous devons tous admettre qu’elle exploite et paupérise énormément d’habitants de la planète. Les tragédies provoquées par les inégalités Nord-Sud et les calamités en séries que cela engendre, tout le monde doit s’en informer grâce à la radio et la télévision, en lisant la presse, en regardant des photos. C’est notre monde, nous devons l’assumer. Ce ne sont pas les photographes qui créent les catastrophes. Elles sont les symptômes des dysfonctionnements de ce monde auquel nous participons tous. Les photographes sont là pour servir de miroir, comme les journalistes. Et que l’on ne me parle pas de voyeurisme ! Les voyeurs, ce sont les politiques qui ont laissé faire et les militaires qui ont facilité la répression au Rwanda. Ce sont eux, les responsables, ainsi que le Conseil de sécurité des Nations unies qui, par tous ses manquements, n’a pas empêché que des millions d’assassinats soient commis.
J’ai toujours cherché à montrer les gens dans leur dignité. Le plus souvent, ce sont des victimes de la cruauté, des évènements. Ils sont photographiés alors qu’ils ont perdu leur maison, qu’ils ont assisté à l’assassinat de leurs proches, parfois à celui de leurs enfants. Pour l’immense majorité, ce sont des innocents et ils n’ont mérité aucun des malheurs qui leur sont tombés dessus. Mes photos, je les ai prises parce que j’ai pensé que tout le monde devait savoir. C’est mon point de vue, mais je n’oblige personne à les regarder. Mon but n’est ni de faire la leçon ni de donner bonne conscience en provoquant je ne sais quel sentiment de compassion. J’ai réalisé ces images parce que j’avais une obligation morale, éthique de le faire. Dans de tels moments de tourmente, qu’est-ce que la morale, qu’est-ce que l’éthique ? me demandera-t-on. C’est, au moment où je suis en face de quelqu’un en train de mourir, lorsque je décide ou non de déclencher mon appareil.

Sebastiao Salgado, rwanda, 1994

Sebastiao Salgado, rwanda, 1994 . 
(…)

Ce n’est pas parce que je me suis tourné vers la nature avec « Genesis » que j’ai renoncé au noir et blanc. Je n’ai pas besoin du vert pour montrer les arbres, ni du bleu pour montrer la mer et le ciel. La couleur ne m’intéresse pas beaucoup dans ma photographie. Je l’ai pratiquée par le passé, essentiellement pour des commandes de magazines, mais elle représentait pour moi une série d’inconvénients. Tout d’abord, avant que le numérique n’existe, les paramètres de prises de vue en couleurs étaient très rigides. Avec du film, en noir et blanc, on peut faire des surexpositions de quelques diaphragmes et rattraper ensuite les photos au labo, jusqu’à obtenir exactement ce que l’on a senti au moment de la prise de vue. Avec la couleur, c’était impossible.
En argentique, pour les photos couleur, je travaillais en diapositives. On les posait sur une table lumineuse et on conservait seulement les bonnes. Le problème, c’est que, en procédant ainsi, on cassait les séquences et cela me gênait énormément. Tandis qu’en noir et blanc, quand on travaille avec le film, celui-ci est intégralement reproduit sur une planche-contact. Les séquences restent complètes, photos ratées comprises. L’histoire conserve ainsi sa continuité.
Quand j’éditais du noir et blanc argentique, je revivais les évènements aussi intensément que lors des prises de vue. Je me rappelle m’être de nouveau senti malade, épuisé, en éditant les contacts de l’un de mes reportages des « Autres Amériques » au cours duquel j’avais attrapé une hépatite – je faisais encore  à l’époque mes développements et mes tirages moi-même. Le concept de la continuité, essentiel pour moi, est renforcé par le numérique, car l’appareil enregistre l’heure précise, à la seconde près, de chaque prise de vue. Ce qui me restitue la séquence exacte. La planche-contact est une partie extrêmement importante de ma photographie ; d’ailleurs j’ai conservé absolument toutes mes planches, toutes les séquences, tous les tirages en noir et blanc réalisés depuis plus de quarante ans.

Sebastiao Salgado, Autres amériques, Brésil, 1981. 

Sebastiao Salgado, Autres amériques, Brésil, 1986. 

Sebastiao Salgado, Autres amériques,. 

 Du temps de l’argentique, quand je travaillais en couleurs avec du film Kodachrome, je trouvais les bleus et les rouges tellement beaux qu’ils devenaient plus importants que toutes les émotions contenue dans la photo. Tandis que, avec du noir et blanc et toutes les gammes de gris, je peux me concentrer sur la densité des personnes, leurs attitudes, leurs regards, sans que ceux-ci soient parasités par la couleur. Bien sûr, la réalité n’est pas ainsi. Mais, quand on regarde une image en noir et blanc, elle pénètre en nous, nous la digérons, et inconsciemment, nous la colorons. Le noir et blanc, cette abstraction, est donc assimilé par celui qui le regarde, il se l’approprie. Je trouve son pouvoir vraiment phénoménal. C’est pourquoi, sans hésitation, c’est en noir et blanc que j’ai voulu rendre hommage à la nature. La photographier ainsi, c’était pour moi la meilleure façon de montrer sa personnalité, de faire ressortir sa dignité. Tout comme pour approcher les humains et les animaux, pour photographier la nature, il faut la sentir, l’aimer, la respecter. Pour moi, tout cela passe par le noir et blanc. C’est mon goût, mon choix, mais aussi ma contrainte et parfois ma difficulté. (…)


Sebastiao Salgado, Genesis, big horn creek, Canada

Sebastiao Salgado, Genesis, antartique, 2005.

Sebastiao Salgado, Genesis

Sebastiao Salgado, genesis

Ma photographie, ce n’est pas un militantisme, ce n’est pas une profession. C’est ma vie. J’adore la photographie, photographier, avoir un appareil à la main, avoir mon cadre, jouer avec la lumière. J’adore vivre avec les gens, observer les communautés, et désormais les animaux, les arbres, les pierres. Ma photo est tout cela et je ne peux pas dire que ce sont des décisions rationnelles qui me mènent à aller voir ici ou là. Cela vient du fond de moi. Et sans cesse le désir de photographier me pousse à repartir. A aller voir ailleurs. A cherche d’autres images. A prendre toujours et encore de nouvelles photos. 

Sebastiao Salgado et Isabelle Francq, DE MA TERRE A LA TERRE, Presses de la Renaissance, 2013.

samedi 19 novembre 2016

"Je selfie donc je suis"


rubriques: photographie contemporaine; photographie analogique et numérique; portrait photographique; psychologie du photographe; société et photographie.

On ne peut penser au selfie sans poser la question de l’image de soi et plus largement celle du moi. Réaliser un selfie, est-ce un acte narcissique ? Et si tel est le cas, qu’est-ce que cela dit du moi ? Enfin, le fait de pouvoir réaliser une photo de soi-même – un égoportrait - par l’intermédiaire d’un objet-écran qui devient ainsi un véritable intermédiaire entre mon moi intérieur et l’image de moi, puis de le poster sur les réseaux sociaux, a-t-il des répercussions sur la nature profonde de notre moi ?

Tout d’abord, nous devons nous entendre sur ce qu’on appelle le moi. Jusqu’à Freud qui en a bouleversé la définition, le moi était avant tout une expérience (en tant qu’on l’éprouve, sous la forme d’une intériorité) en même temps que condition comme « sujet pensant », « condition de possibilité de la pensée dans le temps »). Du moi, nous avons conscience : non seulement j’existe, mais en plus je le sais. Il est aussi associé au raisonnement, il possède plusieurs facultés qui lui sont propres. Le moi renvoie à l’identité : malgré tous les changements, les modifications, les projections (le fait que la conscience humaine soit capable de se souvenir par le biais de la mémoire, ou encore de se projeter par le fait de l’anticipation), le moi s’éprouve comme étant toujours identique à lui-même (ce qui n’empêche pas de se questionner sur le contenu à donner à cette identité). La causalité enfin : le moi est à l’origine de ses actes, il décide pour lui-même, et l’action est le résultat de sa volonté. Le sentiment du moi est donc ce qui fait qu’une personne est une personne, définie comme un sujet libre, c’est-à-dire conscient de lui-même, indivisible et identique à ce qu’il est, cause de ses actes.
Avec les développements freudiens et la psychanalyse, cette conception de la conscience et du sujet a été remise en cause. Freud fait du moi une instance psychique, qui se distingue du fonctionnement inconscient, et qui implique que désormais « le moi n’est plus le maître en sa propre demeure ». L’inconscient remet en question nombre des qualités du moi en tant qu’une part de lui-même lui échappe; il lui devient difficile de définir son identité, que des actes inconscients viennent contredire; et sa causalité est ébranlée dans la masure où certains actes peuvent être la conséquence d’une pulsion et non d’un choix conscient délibéré.
La révolution numérique, elle aussi, vient bouleverser la définition du moi, à cause des changements de paradigmes qu’elle a entraînés, d’une part; et du rôle que joue l’objet-écran de l’autre.
Tout d’abord : notre nouveau rapport à l’espace et au temps rend difficile une saisie de soi sous la forme d’une introspection. Il est clair que l’époque est moins celle de l’intériorité que celle de l’extériorité. L’introspection requiert du temps, un temps qui n’est pas dédié à l’efficacité ni à la productivité, un temps intérieur qui s’égrène à un rythme qui entre en contradiction avec celui de l’hypermodernité. Puis, l’intériorité nécessite le déploiement d’une profondeur qui n’est plus une priorité à l’heure du virtuel (c’est ce que j’ai désigné comme le passage d’une spatialité verticale à une spatialité horizontale). Ensuite, le règne de l’image éphémère ne facilite pas la réappropriation de soi sous la forme d’un récit intérieur, d’une pensée construite, d’un questionnement philosophique ou encore un soliloque. L’époque de Descartes était certainement plus propice à ce genre de mouvement intérieur que ne l’est la nôtre.
Ensuite l’objet-écran qu’est par exemple le smartphone est devenu une sorte d’extension de nous-même. L’homme augmenté ne l’est pas seulement par l’ajout de matière à son organisme ou encore par le développement de l’intelligence artificielle, il l’est aussi par l’omniprésence du virtuel greffé à ses neurones grâce notamment à l’écran du smartphone. En 2007, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy avaient ainsi souligné le phénomène « global » que représente la multiplication des écrans – et donc des images – dans notre quotidien : « L’homme d’aujourd’hui et de demain, relié en permanence par son mobile et par son ordinateur à l’ensemble des écrans, est au cœur d’un réseau dont l’extension marque les actes de sa vie quotidienne. » Le règne de l’eidôlon (terme employé ici dans le sens d’ « image éphémère » qui rend compte d’un monde d’images défilant à toute vitesse sans qu’elles puissent être interprétées, non seulement parce qu’elles ne restent pas assez sur les écrans, mais aussi parce que leur but n’est pas nécessairement de transmettre un contenu, mais simplement de donner à regarder. L’eidôlon est aussi l’expression d’un recul du discours rationnel (logos), qui a une incidence sur notre rapport au langage et donc à la « pensée ».) consacre la puissance « écranique » et marque l’aliénation de l’homme à cet objet. « On est en droit de penser qu’on est maintenant entré, avec l’ordinateur grand public, dans un troisième moment (après ceux du cinéma et de la télévision). L’immédiateté, l’interactivité, la disposition infinie de tout à portée de clic : travailler et jouer sur écran, communiquer, s’informer par écran » « L’homme stochastique » - celui qui est branché en permanence – existe grâce aux écrans. Or, face à cette double face de soi ou à cette inter-face, la question de la multiplicité et de la métamorphose du moi se pose: quel est le sujet qui se « représente » sur écran ? Y a-t-il scission entre ce que je ressens de moi et ce que je représente de moi ? Et surtout: le moi intérieur n’en vient-t-il pas à s’effacer, à s’évanouir ou à se modifier au contact de ce « double » virtuel ? Toute la question est désormais là: Être sur écran ou ne pas être. »

 Le selfbranding ou l’autopromotion de soi par le selfie au cœur de l’égosphère est un vrai succès ! Impossible de passer outre cette publicité gratuite et efficace de soi. Avec le sefbranding, le moi devient une marque, un label, un produit marketé. Il est si simple de faire parler de soi, simplement en se montrant: cela fait monter la cote de notre pouvoir social, assure un moment de popularité immédiat. Si bien que, « dans une époque où chacun peut devenir le réalisateur - distributeur de sa propre image de soi en même temps que l’acteur de son propre film, le désir qui se dit est celui de s’élire soi-même vedette, de devenir une espèce de héros iconique ». (Gilles Lipovetsky et Jean Serroy)
Avec le selfbranding, le visage selfique ne se contente plus d’être une image (eidôlon)mais aussi une icône, invitant à la fascination, à l’adulation, à l’adoration, et ce, grâce à la popularité. Ce contenter d’exister ne suffit plus: il faut se vendre ! Ainsi, l’icône selfique s’érige en une nouvelle divinité qu’il s’agit d’adorer à tout prix au nom de la société de consommation, à l’exemple de toutes ces publicités « photoshopées » où la beauté d’un visage féminin est à ce point lissée qu’on en vient à douter de son humanité. L’une des reines de ce selfbrading est Kim Kardashian, connue entre autre (…)  pour la mise en scène permanente de sa vie qu’elle exhibe dans une télé réalité. Déesse incontestée du selfie, elle a  publié en 2015 Selfish, recueil qui rassemble ses selfies les plus célèbres. Kim K s’est en effet imposée précisément grâce à ses selfies postés quotidiennement sur le Web. Selfish n’a pas été un grand succès en librairie (…) mais comme le constate le responsable de la publicité de la maison d’édition, l’important n’est pas là : «  Le livre est en fait une réussite significative comme point de repère du phénomène de l’autoportrait dans l’ère numérique. »
Certes, mais si Kim K a fait du selfie sa marque de fabrique et surtout un véritable business, tout le monde ne se trouve pas dans la même démarche. Et l’autopromotion, dans un registre plus anonyme, peut prendre une autre forme que celle de la pure publicité: celle de l’estime de soi.
S’autoproclamer vedette, transformer son image et la faisant coïncider avec un idéal de soi, un peu comme si un magicien nous offrait la possibilité de nous transformer d’un clic de baguette magique, a certes de quoi regonfler l’estime de soi. Cette transposition où la pose choisie vient célébrer l’égo peut aider à combler un vide narcissique, le temps de se trouver « beau » ou « belle » sur l’image. A l’estime de soi fait écho la confiance en soi : plus quelqu’un s’estime, plus grande est la confiance qu’il a en lui-même.
L’acte selfique peut ainsi être envisagé sous cet angle: une personne qui réalise beaucoup de selfies manquerait de confiance en elle et chercherait à se rassurer en se renvoyant à elle-même une meilleure  image – sur laquelle, parce qu’elle est photographiée, elle  pourra revenir régulièrement, histoire de reprendre un petit coup d’estime de soi. De plus, en la soumettant au regard de l’autre sur les réseaux sociaux, par le nombre de like qu’elle recevrait, elle se trouverait confrontée dans la bonne opinion qu’elle a d’elle-même. Le selfie aurait donc vertu à nous rassurer – et il révèle ici l’importance de l’image pour avoir une bonne estime de soi, quand bien même cela passerait par du selfbranding dans une « egosphère décomplexée », selon l’expression de la sémiologue Pauline Escande-Gauquié.
Ainsi, le selfie peut être l’expression d’une fragilité narcissique. Mais un moi ainsi mis sur le devant de la scène grâce aux nouvelles technologies et une iconisation de soi ne peut être sans conséquences sur son identité…

Je selfie donc je suis

L’égo, terme qui se retrouve aussi au cœur du selfie dans l’expression canadienne d’ « egoportrait », renvoie à la représentation et à la conscience de soi. Il est très proche de la notion de « sujet » développée dans la pensée de Descartes. Le sujet est conscience de lui-même. La personne qui se considère en tant que sujet se rapporte à elle-même et se décrit en  fonction de certains actes, pensées, perceptions, sentiments, désirs, etc. ce qui lui confère sa qualité de sujet, c’est précisément qu’elle est douée d’une essence et d’une existence. C’est la capacité du sujet de subsister, en d’autres termes, ce qui le fonde. En ce sens, l’essence du sujet est son existence: par exemple, l’essence de Pierre est d’être homme et un homme qui existe et qui se définit par son existence. Pierre est sujet. Ainsi, le sujet tire son origine de lui-même.
Descartes a une conception du cogito comme sujet assuré de sa propre existence, n’ayant nullement besoin du monde pour être pleinement conscient de lui-même. J’existe, sum. C’est une certitude. Je suis une chose qui pense, qui se distingue de toute matérialité corporelle. Mais qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est une chose qui s’interroge sur le monde, sur les autres, sur soi. C’est un sujet qui a conscience du caractère problématique de son existence. Pour Descartes, l’approche est quasi empirique: une chose qui pense, c’est une chose qui doute, qui nie, qui conçoit, qui imagine, qui sent. Je pense donc je suis.
Les changements de paradigmes que j’ai évoqués – notamment ceux du temps et de l’espace qui rendent problématique le déploiement de la pensée, mais aussi sa nécessaire intériorisation (il faut du temps pour construire une argumentation ; il faut de l’espace pour qu’elle puisse s’étaler…) - , le passage du logos à l’eidôlon où le règne de l’éphémère rend difficile l’enracinement des fondements conceptuels mettent à mal le cogito de Descartes. D’ailleurs, avec l’effacement du logos, penser ne semble plus être une priorité. L’heure est à l’usage, à l’utilisation, à la chosification. L’heure est à la consommation insatiable. Au je pense donc je suis qui acte la présence du sujet, de la conscience de soi et du libre arbitre, notre monde répond par le je selfie, donc je suis. Au je cartésien conçu comme ouverture à soi-même, notre contemporanéité répond par le je du selfie, marque d’un profond questionnement identitaire.
En effet avec le selfie, nos existences ne se rapportent plus à l’essence, mais essentiellement à l’image. Et à force de jouer à n’être que représentation d’images, nous finissons par n’être plus que le sujet de nos représentations. Peu à peu nos existences, tout en s’enrichissant du virtuel, s’appauvrissent du réel pour se réduire à la facticité d’un visible sans arrière-monde, sans arrière-fond. A un visible sans interprétation, qui ne dit rien d’autre que ce qu’il montre. Le selfie par la monstration est négation de la démonstration; parce qu’il fige dans le virtuel, il limite le sujet dans le réel. Nous sommes au cœur de la problématique de la subjectivité à l’heure du virtuel : la rencontre de deux moi, le moi réel et le moi virtuel.
Je selfie, donc je suis révèle cette métamorphose du moi, en pleine mutation. Un moi à la recherche de sa nouvelle définition – une définition qui oscille entre le réel et le virtuel. Un moi en questionnement permanent, car en quête identitaire incessante. Or, ce questionnement identitaire est aussi doute de soi, marque d’absence de confiance en soi: n’est-ce pas cela que traduit le nombre de like que l’on espère récolter par l’adhésion du regard de l’autre ? Un doute de soi, un manque de confiance en soi, une mésestime de soi. Ainsi plus je doute de moi et plus je selfie…
Toutefois, plus je selfie et plus je doute. Cercle vicieux qui enferme le moi et le condamne à une gestation permanente et inéluctable, sans horizon d’éclosion, en mouvement perpétuel. Le problème est qu’il est difficile de sortit du doute de soi : le regard des autres, contrairement au cogito cartésien, ne suffit pas à changer le regard que l’on porte sur soi. Le nombre de like ne sera jamais suffisant. Ainsi, ce qui aurait vertu à rassurer, peut au contraire être source d’inquiétude.

Le stade du selfie

Le selfie est l’expression d’un questionnement inédit du sujet dans la mesure, où ce qui vient l’interroger, ce n’est plus lui-même, ce n’est plus l’autre, c’est la machine. Désormais, dans le rapport à lui-même, dans le rapport à soi, un intermédiaire vient jouer le rôle d’un prisme (déformant ou pas, modifiant ou pas ?) : l’objet-écran. Ce bouleversement numérique invite à repenser la subjectivité, à commencer par la construction du sujet. Il y a une analogie intéressante à relever avec le « stade du miroir » tel que le définit Lacan, où le miroir serait remplacé par l’écran du smartphone.
Pour Lacan, le sujet se constitue, bien avant la naissance, dans le discours des parents : un enfant, avant même de naître au monde, est déjà « pensé » et « parlé », il « existe » dans le désir de ses parents. Ce qui lui confère une sorte d’existence préétablie dans les mots, dans le dire. Mais, dans ce discours, le sujet ne peut être que « représenté ».
Plus tard, le petit homme a besoin d’être reconnu et, pour cela, d’être parlé : que ses parents le « nomment », parlent de lui. Mais il risque de confondre les représentations de lui – par exemple l’image que lui renvoient ses parents par leur discours – avec sa propre image. Il s’y perd, recherchant la vérité de lui-même que le langage ne parvient pas à lui donner dans les images d’autrui auxquelles il s’identifie. Entre 6 et 18 mois, quand il se découvre dans un miroir, il prend alors conscience de l’unité de son corps et y prend plaisir. C’est le « stade du miroir » : il s’y reconnaît comme entier et s’identifie à son reflet spéculaire. Il se voit aussi désormais tel que le voient les autres. Aussi, « le moi est absolument impossible à distinguer des captations imaginaires qui le constituent de pied en cap: pour un autre et par un autre » rappelle Lacan. (…)
Or, la pratique du selfie marque une nouvelle manière, inédite et singulière, par laquelle le sujet s’appréhende: désormais, celui-ci doit être redéfini en fonction de cette nouvelle matrice. Le moi ne peut plus s’appréhender sans son avatar, le moi virtuel. C’est ainsi que nous sommes passés du stade du miroir au stade du selfie.
Tout comme dans le stade du miroir, l’image est précisément ce qui constitue le sujet comme tel. A l’heure de l’échographie en 3D, on est déjà loin du sujet qui se constitue dans le discours de l’autre: avant même d’être dit, il préexiste comme image ! Alors que, face au miroir, c’est la conscience de soi qui se joue, comme conscience réflexive et dissociation du corps de l’autre - une conscience qui naît aussi à partir du et dans le langage -, dans le selfie, si la quête identitaire peut paraître analogue, en revanche, elle n’atteint pas la prise de conscience: avec l’effacement du logos, le dire, le langage, la pensée s’étiolent. L’écran continue de jouer un rôle majeur et l’image devient un vecteur de naissance d’une subjectivité virtuelle. On en reste au niveau d’une subjectivité hybride aliénée à l’image et aux regards des autres: le sujet n’étant pas assuré de sa propre existence, il reste en attente de confirmation de lui-même en recherchant le maximum d’approbation de soi dans la multiplication des like. Tel est le sentiment auquel nous renvoie la subjectivité virtuelle.
Ainsi, ce que révèle le stade du selfie, c’est la constitution d’une nouvelle forme de subjectivité hybride, une subjectivité virtuelle. Une subjectivité qui peine à s’affirmer, en tension entre un sujet réel et son avatar, une forme de subjectivité sans sujet. Ce stade souligne un moment où la subjectivité est en pleine métamorphose, tout comme le moi qui ne cesse de s’interroger entre son éprouvé réel et sa représentation virtuelle. Cette tension est l’expression d’une période transitoire. La question est de savoir à quoi va aboutir cette nouvelle figure du moi, traversé et transformé de part en part par le virtuel ? Nous avons parlé de « réalité augmentée », « d’homme augmenté » : peut-être faut-il évoquer une « subjectivité augmentée » par l’intégration du virtuel au cœur de la constitution même du sujet ? En attendant, ce temps de métamorphose reste inconfortable, un moment douloureux, difficile. C’est pourquoi nous avons parfois le sentiment d’avoir du mal à vivre, tant de difficultés à exister, tant de peine à nous affirmer, tant d’angoisse à dépasser.
Le stade du miroir fait surgir le sujet réel; le stade du selfie révèle le sujet virtuel. Au cœur de cette métamorphose, qui ne cesse de renvoyer le moi à un questionnement sur lui-même, se trouve posée avec force la question du narcissisme.

Le selfie de Narcisse

Narcisse est né du viol d’une nymphe par le fleuve Céphise. C’est un jeune homme particulièrement beau qui tombe amoureux de la nymphe Echo. Malheureusement, Echo est condamnée à ne répéter que la dernière syllabe qu’elle entend. De fait, elle ne peut répondre à l’amour de Narcisse qui, parce qu’il ne l’entend pas, a le sentiment de ne pas être aimé en retour.
Comme elle ne peut lui parler, Echo tente de le toucher. Narcisse la repousse et elle meurt. Face à ce dialogue impossible, Narcisse a aussi le sentiment d’être incapable d’aimer. Il sombre dans un profond désespoir. Il s’approche alors d’une source pour étancher sa soif. C’est là qu’il aperçoit le reflet de son visage dans l’eau claire. Il tombe finalement amoureux de ce qu’il découvre: son image le subjugue. Il admire tout ce qu’il y a de plus beau en lui: il se désire lui-même. Il est l’objet de son amour. Mais, devant l’impossibilité d’assouvir son amour, Narcisse se laisse mourir. Il est alors transformé en fleur, celle qui porte son nom.
Le mythe de Narcisse est particulièrement intéressant à revisiter à l’aune de ce que nous avons établi jusqu’ici: Narcisse traverse une crise de l’image de soi, mais aussi un questionnement identitaire. Surtout, il est privé de dialogue. L’amour entre Echo et lui est rendu impossible par un quiproquo né de l’absence d’échange de langage entre eux. Et quand il rencontre le désir, c’est un désir impossible à embrasser, à combler.
Le narcissisme est une notion psychanalytique fondamentale, au cœur de la théorie freudienne. Cette notion est aussi au centre de nos existences – présente dans nombre de nos comportements. Dans un contexte où le sujet subit de vraies métamorphoses, il convient donc de repenser le rapport que nous entretenons avec elle.
Lorsque le sociologue Christopher Lasch décrit en 1979, dans La Culture du narcissisme, « l’homme psychologique de notre temps », il pointe déjà les débordements narcissiques dus aux modifications de notre société. Il note que le narcissisme ne doit plus seulement s’entendre au sens clinique du terme, mais plutôt comme véritable « métaphore de la condition humaine ». Ainsi, « nous vivons dans une période de l’histoire caractérisée par un écart très net entre le développement intellectuel de l’homme… et son développement affectif ou mental, écart qui le laisse dans un état de narcissisme marqué, avec son cortège de symptômes pathologiques », commente-t-il. Et de rappeler, loin de la référence à Freud, l’ouvrage du psychanalyste Erich Fromm : « Dans The Heart of Man, Erich Fromm vide le mot de sa signification clinique, mais en revanche lui fait couvrir, au niveau de l‘individu, toutes les formes de « vanité », d’autoadmiration, d’autosatisfaction et d’autoglorification et, au niveau du groupe, toutes les formes de préjugés ethniques ou raciaux, d’esprit de clocher et de fanatisme… », perspective beaucoup plus proche de ce que nous vivons actuellement.
Il est évident que le narcissisme a pris une ampleur considérable dans le monde contemporain. Nous vivons à l’heure de la prédominance d’une culture de soi avec toutes ses illusions, ses faux dieux et ses mirages, bien différente du « souci de soi », si cher à la philosophie stoïcienne et à Michel Foucault. Dans une société autocentrée, qui nous entraîne dans les dérives d’un monde à la recherche d’une authenticité toujours plus grande, la vraisemblance est le maître-mot. « Les hommes ont toujours été égoïstes et les groupes toujours ethnocentriques; on ne gage rien à affubler ces traits d’un masque psychiatrique, ajoute Lasch. En revanche, le fait que les désordres du caractère soient devenus la forme la plus marquante de la pathologie psychiatrique, entraînant la modification de la structure de la personnalité tient à des changements tout à fait spécifiques de notre société et de notre culture: à la bureaucratisation, à la prolifération des images, au culte de la consommation… et en dernière analyse, aux modifications de la vie familiale et des modes de socialisation. »
Ainsi se développe une nouvelle théorie du narcissisme, où le pathologique se mêle au social, avec en creux la question du sujet. Ouvrant aussi le champ à une clinique inédite dont on peut reprendre ici le rapide descriptif; « Ouverts plutôt que fermés aux aventures sexuelles, ces malades trouvent pourtant difficile de vivre pleinement la pulsion sexuelle ou d’en faire une expérience joyeuse. Ils évitent les engagements… Ces malades souffrent souvent d’hypocondrie et se plaignent d’éprouver une sensation de vide intérieur. Ils nourrissent en même temps des fantasmes d’omnipotence et sont profondément convaincus de leur droit d’exploiter les autres et de se faire plaisir. Les éléments punitifs et sadiques prédominent dans le surmoi de ces malades, et s’ils se confrontent aux règles sociales, c’est plus par peur d’être punis que sous l’emprise d’un sentiment de culpabilité. » Ces malades du narcissisme éprouvent en toute logique le sentiment d’un vide intérieur et ne vivent la jouissance que sur le mode de l’éphémère et du non-engagement (nécessairement, dans la mesure où l’autre est nié, où il n’est envisagé que comme « moyen en vue d’une fin » narcissique et égoïste). Dans ces conditions, la rencontre réelle comme rencontre de la différence et non  plus d’un « autre que l’on tenterait de réduire à soi », devient difficile. En ce sens, « faire l’amour » deviendrait une sorte d’ « onanisme à deux », dans une sorte de réduction du désir de l’autre à mon seul désir.
Le narcissisme est marqué par cette nouvelle vision du monde, ce qui ne cesse de le modifier en profondeur. Le rapport à l’objet d’amour (narcissisme primaire et narcissisme secondaire) est renversé dans la mesure où le moi s’illusionne en permanence en cherchant à se saisir sans jamais s’appréhender, aliéné à son image, de laquelle il a beaucoup de mal à se détacher, pour aller à la rencontre de l’autre et du désir de l’autre. Là encore, faire un selfie en est symptomatique: c’est se servir de l’autre comme un moyen et non plus comme une fin, un moyen à la recherche de la satisfaction d’un désir narcissique. Quand on constate l’usage que les 15-25 ans font des photos sur Snapchat, on comprend qu’il est urgent de repenser – voire même de redéfinir notre rapport au narcissisme. « Avec certains de mes amis on ne communique que par snaps, tout les jours, on s’envoie des nouvelles en vrac et des photos », se vante cette adolescente. Des photos qui, comme on l’a dit, viennent remplacer les mots. Et, pour bon nombre, ces photos mises sur le site, sont des selfies. Si bien que Snapchat a lancé en septembre 2015 de nouvelles fonctionnalités pour customiser les selfies. Les « effets selfies » sont alors garantis, d’un goût incertain, mais à l’aspect ludique très sûr: les 100 millions d’utilisateurs de Snapchat ont de quoi s’amuser en enclenchant le mode selfie de l’appli. La jeunesse d’aujourd’hui le garantit : « Je pense que j’utiliserai de plus en plus Snapchat parce qu’il y aura sans cesse des améliorations. C’est difficile de rendre compliqué une idée simple. » Et d’ajouter : « Snapchat est entré dans une niche parce que l’application répond aux besoins d’une génération que  même ses créateurs n’avaient pas compris. Ce n’est pas que l’interface utilisateur soit compliquée, c’est qu’elle n’existe même pas ». C’est sans doute ce qu’il y a de  plus fort dans ce rapport à l’image et plus particulièrement aux selfies : c’est qu’ils ne reposent sur aucun support, sur aucun fondement. Ils  se sont érigés sur l’ère du vide et ont créé quelque chose au-dessus du vide.
Mais le selfie de Narcisse n’est pas sans conséquence. Le regard que l’on porte sur soi n’est plus le même parce qu’il est transformé par l’objet-écran. Nous l’avons vu: l’objet écran, en tant qu’il est objet (donc objectivant), écran (donc réduction du moi intérieur à l’image extérieure) et connecté (intégrant littéralement le regard de l’autre dans le rapport à soi), modifie le moi intérieur en l’augmentant d’un moi virtuel. Au cœur de ce processus, se trouve bien évidemment l’image éphémère qui éloigne le sujet d’un discours fécond et constructif de lui-même. La notion d’image de soi devient encore plus imperceptible, insaisissable qu’elle ne l’était déjà. L’image éphémère envahit le monde au sens large, elle est devenue notre premier langage, souvent difficile à décoder. Serait-on revenu à l’époque des cavernes ? Narcisse et Echo ont vécu le drame de l’incompréhension: ils sont condamnés à ne pas s’entendre, à ne pas se comprendre, à ne pas « se rencontrer ». Ils restent prisonniers de leur « moi », ne pouvant sortir d’eux-mêmes pour aller vers l’autre. Toute une symbolique à l’heure où les mots ont disparu au profit du pic speech !
(….)

Elsa Godart, Je selfie donc je suis (Les métamorphoses du moi à l'ère du virtuel), Albin Michel, 2016.

jeudi 15 septembre 2016

Image de l'éditing


rubriques: photographie du XXe et contemporaine; lecture de photographie; photographie analogique et numérique


Pauline Kasprzak : La pratique photographique se déroule en plusieurs étapes, selon un cycle opératoire complexe qui va de la prise de vue à la diffusion, en incluant le travail de postproduction et d’archivage. Sur le terrain, avec son appareil, le photographe cadre les éléments qui lui semblent intéressants. Une fois les photos prises, son travail est loin d’être terminé. Tout au long du XXe siècle, dans la sphère « argentique », on a surtout mis l’accent sur l’instant de la prise de vue et insisté sur le fait que l’acte photographique se joue à ce moment-là. On s’aperçoit aujourd’hui que non seulement la prise de vue n’est pas le seul travail du photographe, mais aussi qu’elle ne représente peut-être plus l’étape la plus importante. La tâche la plus lourde qui incombe au photographe semble venir après, une fois qu’il se retrouve avec un grand nombre de photos et qu’il doit trier et choisir.

Jean-Christophe Béchet : On pense trop souvent que l’acte photographique s’arrête à la prise de vue. Une phrase célèbre de Doisneau a popularisé ce sentiment : « Un centième de seconde par-ci, un centième de seconde par-là mis bout à bout cela ne fait jamais de deux, trois secondes chipées à l’éternité. » Cette citation est charmante mais elle ancre dans la tête du grand public une certaine représentation du photographe : un aimable dilettante, glaneur de « beaux » moments sympathiques qui travaille de-ci, de-là, quelques secondes par jour… Or les praticiens de la photographie savent bien que la prise de vue ne représente qu’une infime part du travail créatif. Si on passe 5% de son temps à cadrer et à appuyer sur le déclencheur, c’est déjà bien !

PK : Surtout dans la photographie « contemporaine » ou « plasticienne »…

JCB : C’est sans doute un des paradoxes actuels. Au XXe siècle, les passionnés se baladaient avec leur appareil autour du cou, toujours à l’affût de l’instant décisif. Aujourd’hui, le grand public photographie tout avec son smartphone alors que les « vrais » photographes ne sortent leur boitier que pour des projets précis. De nombreux auteurs  passent beaucoup de temps à réfléchir à leur concept, à se demander de quoi ils vont parler et comment ils vont le faire. Et ils consacrent aussi beaucoup d’énergie à la finalisation de l’image finale (postproduction, tirage, encadrement, édition….) L’avant et l’après prise de vue sont infiniment plus chronophages que la réalisation de l’image elle-même.

PK: La prise de vue est devenue plus rapide, plus facile et plus économique avec la technologie numérique…

JCB : Tout est lié, bien sûr. Pendant longtemps, le problème en photographie consistait à maîtriser son appareil, à savoir mesurer la lumière, jongler avec la vitesse et le diaphragme… Désormais, ce n’est plus le problème essentiel, l’appareil est devenu un outil aussi facile à utiliser qu’une voiture ou qu’un lave-linge. Du moins tant qu’on reste dans des modes entièrement automatiques…

PK : Quel est alors « le problème essentiel » du photographe ?

JCB : Le problème commence une fois que les photos sont enregistrées sur la carte mémoire et qu’on se demande ce que l’on va en faire. Aujourd’hui, face à la profusion de clichés qui circulent, j’ai tendance à penser qu’une photographie n’existe qu’à partir du moment où elle a été sélectionnée, finalisée et imprimée. Lorsqu’une image est encore à l’état de fichier brut sur ordinateur parmi dix mille autres, elle n’est « pas encore née ». Elle est en gestation… Et c’est l’éditing qui va permettre cet accouchement !

PK : Je suis entièrement d’accord avec toi sur ce point : le photographe ne « donne vie » qu’à un petit nombre de ses photos. Il ne fait exister que celles qu’il a choisies parmi celles qu’il a réalisées. Il ne peut pas tout montrer. Et si un auteur rate son éditing, s’il ne sait pas sélectionner ses photos, il risque de laisser passer des images très moyennes et d’être considéré comme un piètre photographe.

JCB : C’est pourquoi l’angoisse des photographes n’est plus tellement de rater la photo sur le terrain, mais de rater sa sélection ! Aujourd’hui, tout le monde peut faire assez facilement de bonnes images sur le plan technique. Alors, comment se différencier, comment montrer son savoir-faire, son style, sa personnalité, sa créativité ? Par la création d’une série au moyen d’un éditing sérieux et réfléchi.

PK : Un éditing qui doit être à la fois subjectif et objectif… Quel dilemme !

JCB : On trouve deux défauts récurrents chez les photographes qui n’arrivent pas à choisir leurs photos. Il y a d’abord ceux qui pensent que toutes leurs images sont plus ou moins équivalentes et qu’il leur est impossible de sélectionner l’une plutôt que l’autre. Et il y a ceux qui refusent d’éliminer une photo qu’ils considèrent comme bonne parce qu’elle leur rappelle un souvenir agréable de prise de vue. Dans les deux cas, j’essaie de convaincre ces auteurs que le « bon » photographe n’est pas seulement celui qui prend des « bonnes » photos, c’est aussi, et surtout, celui qui sait ensuite choisir les meilleures en fonction d’un projet précis.

PK : Comment expliques-tu cela ?

JCB : En revenant aux principes fondamentaux ! Au moment de la prise de vue, le photographe sélectionne dans le réel les éléments qui l’intéressent. C’est déjà un travail de choix. Par le cadrage, il retient une portion de ce qu’il a vu et il élimine définitivement le reste, le « hors champ ». La réalisation d’un éditing est la suite logique de cette démarche. Sauf que cette fois, on va éliminer des photos déjà faites. Et cela revient, du moins en partie, à se déjuger, à se remettre en cause, ce qui est douloureux ! Mais si on est incapable de poursuivre ce travail de sélection une fois que les photos sont été prises et d’aller jusqu’à la quintessence de ce qu’on a voulu faire, on s’arrête au milieu du processus créatif. Et le travail n’est pas abouti. Par conséquent, sauf exception géniale, il ne mérite pas d’être montré ou diffusé en dehors d’un cercle privé.

PK : Le but du photographe-auteur est justement de montrer ses photos. Pour cela il dispose de plusieurs canaux de diffusion. Mais l’éditing n’est-il pas lié à ce canal ?

JCB : Effectivement, l’éditing ne se fera pas de la même façon selon le canal de diffusion que l’on privilégie. J’en imagine trois : l’exposition (la forme papier qu’on expose) ; la forme audio-visuelle qu’on projette ; le livre. Dans une exposition, il est rare de montrer plus de trente tirages. Dans une projection, on pourra inclure deux cents photos en quinze ou vingt minutes. Dans un livre, tout dépend du format, nombre de pages … (…)

(…)

PK : Il n’y a donc pas un éditing, mais une succession de plusieurs, chacun s’affinant en fonction de multiples critères croisés.

JCB : Chaque cas est particulier mais il y a une constante. Dans un premier temps, il va juste s’agir d’éliminer les images ratées ou celles qui nous semblent les moins fortes. Ensuite on passera réellement à la sélection des « meilleures ». Parfois, ce processus prend des années ! Il faut se dire que le photographe est un iceberg, dans le sens où, quelle que soit la personne à qui il présente ses photos, il ne montre qu’une infime partie de sa production globale d’images. Les 99% de cette production resteront la partie immergée de l’iceberg que personne ne verra. D’où l’importance de ne pas montrer trop vite des photos sélectionnées à chaud… Seul le temps donne du recul nécessaire à un bon éditing.
(…)

PK : En processus numérique, les photographes débutants ont davantage besoin de « professeurs d’éditing » que de conseils techniques. Quelle serait la méthode que tu préconiserais ?

JCB : La sélection est évidemment subjective, mais on peut donner des principes et une sorte de méthode en trois points: 

Il faut faire un premier choix assez large et assez rapidement après la prise de vue. Si on laisse « dormir » ses photos trop longtemps sans les regarder, on va vite se retrouver noyé sous la masse des fichiers produits. Lors de cette première sélection, la proportion des photos que l’on garde est très variable, disons entre 20 et 30 % de sa production. Les images éliminées sont conservées comme une sorte de pioche...

Sauf besoin impérieux ou professionnel, on laissera dormir cette sélection plusieurs mois. Il s’agit de se débarrasser de « l’image mentale », c’est-à-dire du souvenir visuel qui s’est créé lors de la prise de vue et qui reste plaqué, tel un calque invisible, sur l’image. Un calque « sentimental » que seul l’auteur voit : on a cru à un cadrage original, à un « instant décisif » bien saisi lors de la prise de vue et on a du mal à accepter que sa photo soit ratée. On se raccroche à son souvenir du terrain. Six, huit ou dix-huit mois plus tard, on aura oublié les circonstances de la prise de vue et on pourra donc faire un deuxième éditing moins « sentimental ». Être sentimental n’est pas un défaut en soi, mais il le devient quand on conserve une photo au nom d’une histoire que l’on est seul à connaître. Les spectateurs d’une expo ou les lecteurs d’un livre « jugent » la photo qu’ils voient, ils ne vont pas s’intéresser à toutes les explications de l’auteur qui va raconter pourquoi il aime cette image !

PK : Reste la troisième étape de ta méthode

JCB : C’est le moment où on va passer aux tirages de lecture. Chaque image retenue lors du deuxième éditing va devenir une « photo sur papier » et sera rangée dans des boites. La réalisation d’une épreuve papier est, pour moi, cruciale. Car cela coûte de l’argent, donc on devient sélectif. Ces tirages dormiront dans des boites jusqu’à ce qu’ils s’intègrent à un projet précis.

PK : L’éditing est donc lié au temps, à la durée, comme toute photographie finalement ! Il y a aussi de nombreux autres critères qui s’entrechoquent lors de ces étapes…

JCB : Oui bien sûr, j’ai donné ici un cadre « généraliste » que chacun affinera en fonction de ses possibilités et surtout de sa personnalité. On photographie comme on est. Il y a ceux qui aiment l’ordre et ceux qui sont à l’aise dans le désordre, il y a ceux qui se concentrent sur un seul sujet à la fois et ceux qui mènent an parallèle plusieurs séries. J’avoue d’ailleurs faire partie de cette seconde catégorie…

(…)

JCB : Le photographe doit constamment faire le deuil de photos qui lui ont donné du mal et dans lesquelles il avait investi beaucoup d’espoir. Dans un sens, l’éditing est un exercice cruel ! Dans le domaine de l’esthétique, en photo comme dans les autres arts, ce n’est pas le travail le plus dur qui est le plus intéressant ou le  plus pertinent. La question de la facilité n’est pas prise en compte. Ou rarement. C’est pourquoi, sans le recul du temps, le photographe ne sera pas un bon « éditeur » de ses photos.

PK : Alors pourquoi ne pas avoir recours à un œil extérieur ? Est-ce forcément le photographe qui doit faire la sélection finale de ses images ?

JCB : On entre là dans une problématique complexe où l’on doit différencier le travail professionnel de la pratique amateur ou artistique. Dans le domaine professionnel, notamment dans les agences de presse, il y a des personnes qui sont des « picture editor » et dont le métier est de choisir les meilleures photos. Mais ils vont toujours le faire en fonction d’un destinataire. Bien sûr, il y aura quelques plaques qui feront l’unanimité mais, dans toute démarche professionnelle, il y a le souci de répondre aux besoins d’un client ou d’une structure qui a ses propres règles. Dans ce cas-là, bien plus confortable pour le photographe, l’éditing final, le « final cut » n’est pas du ressort de l’auteur. En revanche, si on décide de construire « un travail d’auteur » et une série personnelle, il est délicat, voire incompatible à mon sens, de ne pas être aux manettes lors du choix des images finales. (…) Lors des dernières étapes d’éditing (et il peut y en avoir beaucoup), l’auteur demandera l’avis d’autres personnes. Mais il aura fait 95% du travail en amont.

(...)

PK : Avec le numérique,  on a aussi la possibilité de retoucher facilement ses photos. Pendant l’éditing, on ne peut pas faire abstraction de la question de la retouche.

JCB : En argentique aussi, d’une certaine façon, la question se posait déjà. Pour le noir et blanc, on pouvait très bien se dire en regardant les images de la planche-contact qu’une photo mal exposée pourrait devenir intéressante. On la sélectionnait alors pour en faire  un tirage de lecture afin d’estimer son potentiel. A chaque étape de l’éditing, le photographe doute : il évalue des potentialités, il fait des paris, il avance. En numérique c’est pareil… A mon sens, la première sélection des photos doit s’effectuer sur leur qualité intrinsèque. On peut les recadrer un peu, améliorer les couleurs, les contrastes, je n’y vois rien de choquant mais je pense qu’il ne faut pas retravailler une image tant qu’on est dans l’émotion de la prise de vue. Bien sûr, tout cela est une question de style personnel. Pour certains photographes, le travail sur l’ordinateur est beaucoup plus important que celui de la prise de vue et ceux-là prennent un véritable plaisir à retravailler leurs images. La question de la retouche est alors liée à l’éditing. Il se peut qu’on sélectionne deux photos pour les fusionner par la suite alors qu’individuellement, elles ne sont pas forcément intéressantes.

(…)

L’éditing n’est pas un choix purement technique, c’est d’abord un choix esthétique. Il peut y avoir de très bonnes photos d’un point de vue technique qu’on ne va pas amener jusqu’à l’étape du tirage parce qu’elles ne correspondent pas à ce qu’on a envie de montrer. 

(...)


PK : Une autre question se pose dans la finalisation d’une série, notamment en vue d’une exposition : celle du format du tirage. Nous l’avons déjà évoqué, une photo ne sera pas la même et n’aura pas le même impact sur le spectateur selon le format. Comment choisir le bon format pour mettre en valeur une série ?

JCB : Certaines séries sont conçues prioritairement pour la page imprimée, d’autres pour le mur. C’est toute l’ambigüité de la photographie. Quand j’ouvre un livre de peinture ou de sculpture, je sais que ne je ne vois pas l’œuvre elle-même mais une reproduction photographique de celle-ci. Quand j’ouvre un livre de photographies, je ne sais pas. Pour certains auteurs, le livre est « l’œuvre elle-même » car les images ont été conçues pour être ainsi présentées. Je pense à la photographie japonaise, au New York de William Klein ou à Ralph Gibson et sa Black Trilogy « The somnanbulist/Déjà Vu/Days at Sea » et à beaucoup d’autres auteurs contemporains pour qui le livre est le meilleur support. En revanche, d’autres artistes, plus proches de la peinture, privilégient le « grand format » et leurs livres sont des recueils où sont reproduits leurs « tableaux photographiques ». On peut citer Jeff Wall qui intègre ses images dans de grands caissons lumineux ou Andreas Gursky dont les images ne peuvent s’apprécier que dans leur très grand format d’origine. L’image réelle, la série pensée et façonnée par l’auteur, n’est pas dans le livre. C’est pour cela qu’il faut toujours s’interroger sur le statut « réel » d’un livre de photos.

PK : Cette distinction est souvent à l’origine de bien des incompréhensions.

JCB : La photo d’Andreas Gursky, RheinII, est l’image la plus chère du monde. Elle a fait la une du quotidien Le Parisien. Elle est reproduite en petit format sur du papier journal au milieu d’autres articles. Tout le mode s’est étonné en voyant l’image et le prix qu’elle avait atteint. Et bien sûr chaque lecteur a dû se dire qu’il pouvait faire la même photo et que décidément, les photographes ont la belle vie ! Or, ils n’ont jamais vu la véritable image de Gursky, monumentale et à apprécier dans un musée avec le recul et l’espace nécessaire. Je ne cherche pas à justifier le prix de cette œuvre, je veux juste signaler qu’une photo n’existe pas en elle-même en dehors de son support de diffusion. Une même image vue sur un écran de téléphone, sur un ordinateur, en tirage A4, imprimée sur un journal ou exposée en grand format sur le mur d’un musée ne sera pas la même « œuvre ».

PK : Ce choix du grand format comme étape finale de la série est une approche assez nouvelle. Elle n’existait pas vraiment du temps de l’argentique : l’éditing peut donc aussi évoluer en fonction des progrès technologiques.

JCB : En effet, la question du très grand format ne se posait pas au photographe puisque techniquement cela ne se pratiquait pas, sauf cas exceptionnel. Certains artistes reconsidèrent aujourd’hui leurs précédents éditing car des images qui étaient impossibles à tirer il y a vingt ans, notamment en couleurs, deviennent désormais tout à fait exploitables. Ainsi, Willy Ronis m’a expliqué qu’il avait éliminé de son premier éditing, en mars 1938, la photo de la militante Rose Zehner haranguant la foule des grévistes. L’image était trop sombre et le négatif trop sous-exposé pour être correctement tiré. Ensuite, lors d’un nouvel éditing, il l’a exhumée de ses archives parce qu’entre-temps le papier noir et blanc à grade variable avait été inventé. Et désormais, cette photo est devenue une véritable icône et elle est présente dans toutes les monographies de Willy Ronis.

Jean-Christophe Béchet, Pauline Kasprzak, Petite philosophie pratique de la prise de vue photographique, Creaphis Editions, 2014.

samedi 9 avril 2016

Rêvons un peu...



rubriques:  langage et photographie, lecture de photographies, montage photographique, texte et photographie

En tant qu’expérience visuelle, les rêves ne peuvent être partagés que dans le discours qu’on tient à leur propos. Pour cette raison, les analyses de Freud sur le rêve ne portent que sur des récits, et les catégories analytiques relatives à l’élaboration inconsciente du rêve – le travail du rêve – s’appliquent à la relation que les patients font de leur rêve. Ce préambule était nécessaire pour aborder l’expérience photographique hors du commun qu’a menée Grete Stern comme illustratrice d’une chronique du magazine Idilio, à Buenos Aires.
Entre 1948 et 1950, une rubrique freudienne intitulée « La psychanalyse vous aidera » se charge d’interpréter des rêves de lecteurs et la photographe Grete Stern se voit confier la tâche d’illustrer chacune de ces rubriques avec une photographie onirique. Au rythme d’une illustration par semaine, elle réalisa au total cent trente photographies dont deux tiers ont survécu à la disparition du magazine.

Cette expérience, en elle-même, appelle deux remarques :
Le processus de création photographique va à rebours de la technique freudienne, puisque c’est le récit que font les lecteurs de leurs rêves qui devient image et non l’inverse. Pour cette raison, les images de Grete Stern sont des photomontages et s’inscrivent donc dans un régime discursif de visibilité.
La seconde remarque est une question : pourquoi les  rédacteurs de cette rubrique ont-ils préféré la photographie pour l’illustration des rêves plutôt que la peinture et le dessin qui possédaient, avec l’expérience symboliste au moins, les codes de représentation du rêve ? Ce choix est indissociable sans doute d’une conception de la photographie comme mémoire, ou plus précisément, ici, comme souvenir réifié : en tant que psychanalystes, les rédacteurs devaient souhaiter que l’élaboration de l’image soit au plus près des matériaux utilisés par le travail du rêve qui associe, selon Freud, des souvenirs récents à des souvenirs archaïques.

Dans une conférence sur le photomontage réalisée en 1967 à Buenos Aires, Grete Stern fournit quelques indications sur sa pratique qui viennent justifier cette seconde remarque :
Tout d’abord je prépare une esquisse, un dessin au crayon, qui indique les proportions et les éléments photographiques qui composeront le montage. Par exemple : un fond de nuage, une plage de sable en premier plan sur laquelle on voit une bouteille de verre qui renferme une fille. Je réalise des tirages de mes négatifs selon les proportions de l’esquisse. Je récupère les nuages et la plage dans mes archives. Je prends une photo de la fille assise dans la position indiquée…

Grete Stern, 1949.
 Les « rêves » photographiques de Grete Stern sont donc montés à partir de prises de vue faites pour la circonstance ( la fille assise) et par des images d’archives (les nuages, la plage). Images récentes et images d’archives constituent donc la matière de ses rêves et s’imbriquent dans une représentation fantastique ou merveilleuse qui doit son étrangeté à cette figure iconique composite correspondant exactement à la catégorie freudienne de la condensation. La plupart des rêves de Grete Stern sont conçus selon ces procédés de condensation : ils visent à rendre acceptables, pour la censure morale de l’époque, des messages sous-jacents aux représentations photographiques qui relèvent de son engagement féministe.
Le « rêve n°1 » est une formation de compromis qui, sous un aspect comique, dénonce l’image de la femme-ustensile : une lampe de chevet, dont le support d’abat-jour est une vraie femme dans une pose lascive, est manipulée par  une main masculine appuyant sur l’interrupteur. La légende « Articles électriques pour le foyer » se présente comme une publicité qui masque à peine l’intention ironique.


Grete Stern, scène 1, 1949.

Le « rêve n°2 » intitulé « sur le quai » montre la femme objet du désir : la figuration se profile sur un arrière plan de plage et de nuage. Venue du large, une créature monstrueuse se précipite en direction de la passante à peine effrayée. 

Grete Stern, scène 2, 1949.
 
Cette forme tout à fait originale de photomontage résulte d’une pratique qui suit pas à pas le travail du rêve. Le mot allemand qu’emploie Freud pour cette expression (Traumarbeit) signifie bien qu’il entend la notion de travail (Arbeit) au sens classique de transformation d’une matière – transformation qui, dans sa théorie, est la mise en forme d’une matière intramentale (les souvenirs) par le désir. Dans l’expérience de Grete Stern, l’esquisse préliminaire qui organise le  plan onirique dessine la forme où seront condensées les prises de vue ad hoc et les photos d’archives (souvenirs récents et anciens) pour déjouer l’interdit de la censure. Il s’agit donc bien ici, même si le terme peut paraître quelque peu décalé, d’une pratique onirique.

Le fait qu’une telle pratique s’articule sur une perspective théorique représente la condition d’accès de la  photographie à l’irréel et la délivre du réalisme où on la cantonne de façon constante. Cette ouverture vers l’au-delà du réel ne concerne pas que le photomontage, si l’on veut bien considérer que ce dernier répète, au moyen de plusieurs opérations manuelles que Grete Stern décompose si bien dans son article, la mise en forme qu’effectue le photographe lors de la prise de vue directe. En effet, tous les choix qui en sont le prélude – le cadrage, la mise au point, l’angle de prise de vue, etc – transforment la matérialité visible selon l’ordre d’un désir de voir. C’est donc la photographie elle-même qui a vocation à être une pratique onirique.

A partir de ceci, on comprend mieux comment de nombreux auteurs photographes parviennent à produire un régime de visibilité qui installe le spectateur dans une zone d’incertitude entre le rêve et la réalité. Plutôt que d’effectuer un répertoire incomplet de ces allusions incertaines du rêve, il semble plus intéressant de poursuivre cette analyse à partir de l’œuvre d’un seul auteur. Bruno Cattani a récemment publié un livre intitulé Mémoire, où le traitement des couleurs laisse planer un doute sur les frontières du rêve et de la réalité dans la vision du quotidien.
(…) La thématique, tout d’abord, s’attache au souvenir et à la nostalgie : des images d’enfance, des lieux abandonnés, de jouets anciens sont empreintes d’une tonalité qui fait penser aux premiers films en couleur de l’histoire du cinéma. Par ailleurs, la composition de la collection d’images ainsi réalisée ne s’arrête pas à un sujet visuel particulier, mais promène le regard du spectateur vers des endroits et des objets différents.
Si chacune de ces photographies prise en particulier nous plonge dans un univers intime, étrangement familier, une vision d’ensemble nous invite à rechercher le sens construit par la juxtaposition de ces vues qui se regroupent en plusieurs séries. Dans un premier groupe d’images constituées par des lits de chambre d’hôtel, règne une atmosphère de blancheur presque monochrome : avec délectation, l’objectif enregistre précisément les moirures de l’ombre sue le plissé des draps abandonnés par les corps qui durent rêver en ces lieux. C’est à partir de ces photographies un peu pâles, différentes des autres beaucoup plus colorées, que le rêve apparaît comme le principe qui guide l’inspiration de Bruno Cattani. Ainsi, une autre série d’images montre des antichambres : Certaines sont de véritables sacristies garnies de meubles et de statues pieuses démodées, ou des salles qui y font penser, remplies de bibelots, (…). L’exploration de ces coulisses du rêve se poursuit avec les restes délabrés d’un ancien hôpital où quelques objets trainent encore (…). Ces salles presque vides et rongées par le temps illustrent au grand jour les petits riens enfouis dans la mémoire à partir de quoi se fabriquent les rêves.
Dans cette logique onirique, les photographies d’enfants surgissent comme es souvenirs archaïques, troubles dans le mouvement flouté d’un manège tournoyant, vaporeuses comme cette scène de plage où une petite fille dirige son cerf-volant au dessus des nuages. (…) Les photographies de Bruno Cattani puisent très loin dans les souvenirs : reliques, exvotos, daguerréotypes d’ancêtres et moulages d’antiques en vrac accumulent tous ces matériaux du rêve dont on ne se souvient plus une fois réveillé. Nombreuses aussi sont les images d’images pieuses, issues d’un autre temps, introduites par ce geste de Saint Vincent de Paul pointant du doigt son crucifix. Au cœur du rêve, la photographie tient lieu d’épiphanie avec une série de gros plans sur des tableaux voués au Sacré-Cœur de Jésus.
Ces multiplicités de points de vue abordant des sujets en apparence étrangers les uns des autres trouvent une entière cohérence dans la contribution de la photographie à une mécanique des songes. Quelle autre approche que la photographie, technique appropriée au souvenir du présent, pouvait mieux rendre compte des formations fantasmatiques ? Avec une sensibilité émouvante et une maîtrise parfaite du cadrage, Bruno Cattani aborde poétiquement l’univers onirique, le déploie dans les recoins les plus cachés en portant son regard sur le monde. Praticien du rêve, il éveille alors la nostalgie en laissant son spectateur rêveur devant le rêve, touché par des images qui remuent les souvenirs au point que ces visions semblent émaner de sa mémoire et de son imagination propre.

Bruno Cattani, Memorie, 2010.

Bruno Cattani, Memorie, 2010.



 Hervé Guibert a rédigé plus d’une soixantaine de rêve personnels dans son journal intime et la notion de rêve est récurrente aussi bien dans son œuvre de critique photographique – il aime la puissance de rêve qu’il découvre dans le reportage – que son œuvre photographique et littéraire.
De nombreux passages de ses essais ou de ses romans évoluent dans une frontière indistincte entre le rêve et la réalité, situant ainsi cette écriture au voisinage du fantastique. Le roman Voyage avec deux enfants cultive cette ligne de flottaison en juxtaposant le journal du fantasme de voyage avec les deux enfants et celui du voyage réel.
Or, il se trouve qu’une photographie d’Hervé Guibert a pour légende le titre de ce livre. Cette photographie place au premier plan un triangle de verre, reste de vitre brisée derrière laquelle a eu lieu la prise de vue. Il s’agit d’une fenêtre d’où l’on voit une plage sur laquelle jouent deux enfants. L’interposition de cet éclat de vitre entre l’objectif et la vue rend cette image graphiquement très intéressante. Sans l’indication du titre, elle ne donne rien d’autre à comprendre que ce que l’on voit si l’on ne connaît pas l’interdit auquel cette photo se rattache : le désir d’une effraction entre le monde de l’enfance et celui de l’adulte. La photographie accomplit aussi la fonction que Freud assigne au rêve de franchir un interdit pour réaliser un désir.

Hervé Guibert, Voyage avec deux enfants, 1982.

Hervé Guibert donne le titre de « rêve » à quelques-unes de ses photographies. On pourrait penser que ces images prolongent les nombreux récits de rêve qui affleurent dans les pages du Mausolée des amants, mais alors que les rêves écrits sont des données brutes du souvenir d’avoir rêvé, les photographies de rêves sont des constructions d’énigmes conduisant le spectateur à la rêverie.

Ainsi, Le rêve du désert n’est pas d’abord un rêve, mais l’image d’un intérieur abandonné : un canapé est recouvert d’un drap blanc comme avant le départ. Posée sur ce fond blanc, une carte postale affiche en tout petit l’image d’un chameau isolé en plain désert. Avec une simplicité minimale quant aux éléments photographiés, cette photo développe un effet de ressac entre des représentations à la fois totalement dissemblables et tout à fait comparables. De multiples lectures deviennent possibles et se superposent.

Hervé Guibert, Le rêve du désert, 1984.

A travers quelques essais de ce genre comme Le Rêve du cinéma, ou la reprise de cette mise en scène du désert avec un portrait de l’auteur à la place du chameau, Hervé Guibert a réussi à introduire une narrativité dans la photographie. D’une toute autre manière que Duane Michals, qu’il admirait beaucoup, il scénarise des petits drames en forçant le rapprochement d’objets ou de personnages étrangers les uns aux autres à signifier beaucoup. Il engage aussi ses spectateurs à se repaître d’une reconstruction mentale à partir de ces images photographiques et l’on pourrait avancer que ce modèle de réalisation parcourt l’ensemble de son œuvre photographique.
Par ailleurs, la notion de « fantasme » joue un rôle central dans l’œuvre entière d’Hervé Guibert. En premier lieu, il considère la pratique de l’écriture littéraire comme l’accomplissement d’un fantasme dans la relation entre l’écrivain et le lecteur : « Il y aurait dans l’écriture un fantasme d’insémination, d’enfantement : mettre vingt ans après sa  mort, un siècle après sa mort, un fantasme d’écriture dans un corps étranger. » Parmi ses différents usages de ce terme, on trouve l’acception psychologique de construction imaginaire, permettant au sujet qui s’y met en scène d’exprimer et de satisfaire un désir, et c’est dans ce dernier sens qu’il faut comprendre ce qu’il appelle dans L’Image fantôme, les « fantasmes de photographie ». Il s’agit de textes courts qui remplacent des photographies désirées, mais non exécutées. Ils prennent l’allure de projets ou de scénarios : ils constituent en une description de lieux, d’acteurs et d’accessoires agencés selon des directives qui, à les suivre, configurent un tableau. La différence radicale avec un écrit de scénario photographique est marquée par le temps du conditionnel présent employé systématiquement dans le texte soit pour l’évocation des lieux, soit pour les directives d’acteurs. Les Fantasmes I, II et IV commencent par : « La scène se passerait… », le Fantasme III par : «  La femme aux longs cheveux reposerait allongée… ». Toute la description des scènes est structurée par ce temps grammatical.

Par là même, chacun des tableaux représentés par ces fantasmes n’expriment quasiment aucune action. Dans le Fantasme I, après que le texte ait décrit le lieu (un studio vide paré d’un fond blanc), puis donné la liste des accessoires, les directives pour les deux acteurs restent vagues : ils « simuleraient un jeu successivement avec tous ces accessoires, une danse, des mouvements. » Des indications de plans sont fournies pour la séquence, plan fixe pour une première scène, puis rapprochement du photographe pour saisir dans une scène identique les détails du corps des jeunes hommes. Une fois ces éléments de mise en scène fixés, le texte semble annoncer une action : « Alors, que se passerait-il ? » La réponse à cette question, loin de développer une action, prolonge les détails de mise en scène : les jeunes hommes revêtiraient des perruques.
L’absence d’action correspond, d’une part, à la fixation obsessionnelle sur l’objet du fantasme, mais d’autre part, dans cette catégorie littéraire qui s’invente – le fantasme de photographie – à la volonté de l’auteur de rejoindre par l’écrit la fixité de la photographie. Bien plus, ces textes se substituent totalement à une photographie, suivant le principe plusieurs fois répété dans L’image fantôme : ce qui fait l’objet d’une photographie, pour Hervé Guibert, ne peut faire l’objet d’un texte, et inversement. Cette forme particulière de l’Ut pictoria poesis rend ces photographies écrites particulièrement intéressantes pour notre propos puisqu’en proposant un équivalent textuel de la photographie, l’entreprise s’avère quasiment impossible. Or il se trouve que parmi ces écrits, le Fantasme III fait exception à la règle puisqu’on trouve dans les photographies publiées par l’auteur une photographie de Louise, l’une des grands-tantes, qui semble y correspondre.

Hervé Guibert, Louise, 1984.

La confrontation entre texte et photographie est saisissante : dans un premier temps, on peut être frappé par la ressemblance entre la description et la réalisation photographique et il ne fait pas de doute que l’une ait pu inspirer l’autre. Une comparaison terme à terme cependant montre, au-delà de cette ressemblance, des différences importantes. Les éléments communs au texte et à l’image sont l’acteur (Louise dont  l’âge réalise la préférence énoncée dans le texte) et quelques accessoires, la baignoire, le drap. Mais d’une part, la photographie impose des éléments non décrits : l’importante surface des carreaux blancs, l’oreiller, la présence fortement contrastée du robinet sur la paroi de la baignoire. D’autre part, des directives ne sont pas respectées : on ne voit pas l’eau de la baignoire, ni la fenêtre haute d’où proviendrait la lumière et Louise ne laisse pas dépasser ses bras et le haut de son buste. Bien plus, la photographie ne saurait représenter certaines précisions apportées par le texte. Ainsi, en ce qui concerne la manière dont est posé le drap « comme on le faisait autrefois pour protéger le corps du contact froid du cuivre ou des échardes du bois », la façon dont l’actrice s’en enveloppe comme d’un linceul, l’atmosphère de la salle de bain «  qu’on aura pris soin de ne pas chauffer », sont autant d’éléments absents parce qu’intraduisibles par la photographie. Ce sont là plus que des directives, des conditions d’énonciation du texte qui ressortissent à l’appréciation personnelle de l’auteur, metteur en scène dans le texte de son propre désir.

On pourrait reprendre systématiquement chacun des « Fantasmes de photographie » dans L’image fantôme et faire la même constatation : la part proprement photographique inhérente à chaque texte se limite aux acteurs et à quelques accessoires, rarement à un dispositif de prise de vue, et ne comprend pas la part vécue du fantasme que l’écriture précise et détaille. Il n’en demeure pas moins que ces textes sont des photographies virtuelles ou l’intention de photographier vise avec fixité son objet. La vision hallucinée peut alors se déployer et s’éterniser dans les méandres de l’écriture sans jamais être perturbée par un déclic ou par le temps d’une action. En devenant pratique d’écriture, la photographie s’extrait des contingences de la réalité et se fait rêve éveillé.

Robert Pujade, Fantastique et photographie, L'Harmattan, 2015.